PARIS | Haussmann - Révolution



Opéra de Paris | Charles Garnier | 1861

Réunir à la Ville de Paris, à cette Cité Reine comme on l'appelle, des localités si délaissées, d'un aspect si triste et si misérable, c'était coudre des haillons sur sa robe de pourpre.

Il fallait, dès le jour où cette grande mesure de l'extension des limites de Paris était arrêtée en principe, s'abstenir de toute opération luxueuse dans les quartiers riches ou aisés, en vue d'économiser les ressources de la ville pour donner le strict nécessaire aux quartiers pauvres.

Louis Lazare | 1870

Philharmonique de Paris | Jean Nouvel | 2011


Jacques Rougerie interprète la Commune, comme « une tentative de réappropriation populaire de l'espace urbain » ; un des rares historiens soulignant la relation de cause à effet entre les travaux du préfet Haussmann, menés à bien de 1852 à 1870, et la Révolution de 1871. Mais, d'autres travaux d'aussi grande ampleur ont autant d'importance dans le mécontentement du Peuple parisien : l'enceinte de Thiers [1], construite entre 1841 et 1844, une gigantesque couronne elliptique de près de 34 km, sur une largeur de 140 m, couvrant le rempart, son fossé et glacis, et les 16 forts détachés implantés en banlieue.

Ce n'est pas tant la construction qui est source d'un profond mécontentement mais la Loi du 26 mai 1859, et son article 9 spécifiant que l'octroi est reporté jusqu’au pied du glacis des fortifications de Thiers, la ceinture militaire se confondant ainsi avec la ceinture administrative, et les portes d’entrées cumulant la fonction de postes d’octroi. L'octroi, c'est-à-dire le droit pour la ville de Paris de percevoir sur certains biens et denrées de première nécessité – dont la viande, le charbon, le bois, l'alcool, etc. -, à leur entrée dans Paris, une taxe de plus de 20 % qui est répercutée sur le prix de vente aux particuliers. Les villages de Ménilmontant, de Belleville, de Vaugirard, etc., annexés à Paris se retrouvent ainsi soumis à l'octroi, et les commerces augmentent leurs tarifs [2].

Louis Lazare, bon bourgeois parisien, sans doute progressiste, mettait en garde les élites municipales de Paris, dans un ouvrage paru en 1870, des conséquences des grandes transformations urbaines et sociales. Comme d'autres, il s'alarmait de la recrudescence spectaculaire de la pauvreté, et s'inquiétait d'une révolte tant les conditions de vie de la classe ouvrière s'étaient à ce point dégradées. L'histoire lui donnera raison en 1871...

Voici quelques extraits de son étude, éprouvée par plus de 140 années, mais au-delà du contexte de l'époque, les procédés et la politique de la ville, qui consistent à privilégier les classes bourgeoises au détriment du petit peuple, sonnent comme un lointain écho, à ceux observés aujourd'hui : des similitudes presque parfaites, des discours quasi-identiques, ont assuré à travers les âges, la continuité des mêmes mécanismes d'antan.




Louis Lazare

Etudes Municipales
Les quartiers pauvres de Paris - Le 20e arrondissement
1870

Extraits

Ce document officiel ne donne qu'une idée bien affaiblie de la misère dont souffre le vingtième arrondissement. Outre les personnes secourues, il existe un plus grand nombre de nécessiteux qui n'ont pas droit à l'inscription réglementaire.

Que de fortunes imméritées et scandaleuses !

Le sens moral de Paris, d'où part le premier rayonnement qui éclaire le monde, n'est-il pas continuellement offensé par ce contact de la richesse qui ne doit qu'au hasard ou à la spéculation le droit d'insolence qu'elle s'arroge?

Ce qu'il y a de plus affligeant encore, lorsqu'on remue cette boue de spéculation véreuse, c'est d'y trouver des noms qu'il semblait impossible d'y ramasser, tant leur notoriété devait être pour eux une obligation d'honneur et de loyauté. Enfin l'exagération des dépenses superflues en faveur des quartiers riches devait amener fatalement l'interruption prolongée des travaux urgente dans les quartiers pauvres, et cela peu de temps avant les élections.

En effet, à peine l'administration municipale avait-elle jeté par terre de splendides hôtels des rues de la Paix, Louis-le-Grand et du boulevard des Capucines, dont huit seulement ont coûté plus de 17 millions, qu'elle renvoyait, faute d'argent, les ouvriers travaillant dans les chantiers établis dans la zone annexée.

Paris avait mis huit siècles à devenir une grande capitale. En moins de soixante années, Paris a plus que doublé son étendue et triplé sa population. Mais le vrai peuple parisien, homogène, sans croisement, cherchez-le maintenant. Il est étouffé, aplati sous plusieurs couches provinciales. Quel contraste il faisait avec cette variété, ce mélange de peuplades, de caractères opposés, de natures différentes ou hostiles, ayant abandonné, pour se jeter sur Paris comme sur une proie, père, mère, femme et enfants, tout ce qui fait la joie pure de ce monde par l'accomplissement du devoir !

Qu'a produit cette agglomération provinciale dans Paris ? De longs et cruels chômages et l'avilissement du salaire par une concurrence fiévreuse au grand détriment des ouvriers parisiens. L'industrie et le commerce seraient pour eux suffisamment rémunérateurs ; mais, comme il faut qu'ils partagent avec les provinciaux et les étrangers, leur gain diminuant, c'est le pain des enfants que cette concurrence ruineuse a rogné.



Enfin, voici le bilan de la situation actuelle de Paris : sur deux millions d'habitants, la capitale ne compte pas vingt-cinq mille personnes véritablement riches, cent soixante mille à peine jouissent d'une certaine aisance ; puis une population flottante de cent mille provinciaux ou étrangers, en tout trois cent mille qui dépensent largement. Mais en face de ce contingent de richesse et d'aisance, se dresse une agglomération formidable d'ouvriers et d'artisans, dont les trois quarts manqueraient du nécessaire si le travail leur faisait défaut durant un mois seulement. Les arts ont groupé dans Paris toutes leurs merveilles, le luxe toutes ses séductions, les plaisirs toutes leurs variétés ; mais tout ce luxe, toutes ces séductions, toutes ces merveilles sont enfermés, cerclés, bloqués dans une ruche immense. Autour de la Cité Reine se dresse une formidable cité ouvrière : est parée de soie, de velours et de diamants, l'autre n'a d'ordinaire que son vêtement de travail.

Ô folie d'avoir appelé à sons de trompe toute cette population ouvrière de la province, pour constituer une majorité pauvre dans Paris! Avoir mis toutes les séductions aux prises avec toutes les convoitises, la satiété avec la faim, le superflu avec la misère! Qu'on demande donc enfin à M. le Préfet de la Seine combien son administration a créé, d'un côté, d'amis dévoués à l'autorité, et, de l'autre, quel est le nombre d'adversaires dont elle a grossi les rangs.

***

Il est une question des plus graves, parce qu'elle intéresse au plus haut degré nos arrondissements excentriques : c'est le déplacement des classes laborieuses qui, du centre de la ville, ont été successivement refoulées aux extrémités par suite des immenses travaux exécutés dans l'intérieur de l'ancien Paris. Ce qu'il importe surtout de faire connaître exactement à l'autorité supérieure, c'est la situation fâcheuse que nos ouvriers ont subie, alors que l'ancienne banlieue, dans laquelle ils s'étaient réfugiés en grand nombre, s'est trouvée frappée instantanément du payement des taxes d'octroi de Paris.

On va voir tout ce qui manque à nos arrondissements excentriques, sous le rapport du nécessaire. Les études que nous avons faites ne s'appliquent pas seulement au 20e, elles embrassent toute la zone annexée ; le tableau de ses misères est à peu près le même dans tous nos arrondissements excentriques, le 16e excepté. Dès sa nomination à la préfecture de la Seine, le 23 juin 1853, M. Haussmann se préoccupe de la question du plan d'ensemble de Paris dont le magistral poursuit activement la réalisation, mais jusqu'à l'ancien mur d'octroi seulement. Le préfet ne songe pas alors le moins du monde à la zone immense que Paris doit absorber bientôt. Il Continue le prolongement de la rue de Rivoli ; il commence en 1854 le boulevard depuis décoré du nom de Sébastopol, puis d'autres trouées ici, là, partout dans l'ancien Paris. 57 rues ou passages sont supprimés, 2,227 maisons jetées par terre et plus de 25,000 habitants, presque tous ouvriers, contraints d'abandonner à l'instant le centre de la ville, sont repoussés vers les extrémités. Ce déplacement, qui suivit la progression des travaux dans le centre de Paris, fut une émigration forcée, comme on va le voir. En effet, les terrains bordant les nouvelles voies avaient été chèrement payés par l'expropriation, et les maisons importantes construites sur leur emplacement ne pouvaient renfermer de locations dont le prix fût accessible à nos classes laborieuses.


Bellangé | Les extrêmes se touchent | 1823

Loin de nous la pensée d'amoindrir l'action bienfaisante des nouvelles voies, de ces grands ventilateurs si précieux pour la salubrité d'une ville comme Paris. Ce qu'il importe de constater ici, c'est l'absence complète d'un système administratif dont l'application intelligente et humaine devait avoir pour résultat de suivre ces migrations successives de la population ouvrière, à laquelle il fallait procurer, dans les quartiers excentriques l'équivalent des avantages dont elle jouissait au milieu de Paris, qu'on la forçait d'abandonner. On devait, en même temps qu'on faisait le vide dans l'intérieur de la ville pour l'assainir, on devait favoriser à tout prix les constructions modestes dans les quartiers éloignés, à cette fin que le trop plein se déversât jusqu'aux extrémités. Aucun percement utile et pouvant servir d'heureuse dérivation au flot populaire qui montait rapidement ne fut réalisé dans ces premières années. On démolissait, on jetait par terre des maisons par centaines dans le centre de Paris, sans se préoccuper de l'installation des émigrants aux confins de la ville. Les travaux continuant et même augmentant, les émigrants se portèrent en foule dans les quartiers avoisinant l'ancien mur d'octroi, principalement vers les faubourgs du Temple, Saint-Antoine et Saint-Marceau. Comme la pioche des démolisseurs avait aussi son contre-coup dans nos provinces, qui entendaient dire, répéter, ressasser qu'on dépensait dans la capitale des millions par centaines, les cultivateurs et les ouvriers quittèrent en foule leurs champs et leurs villes secondaires pour fondre sur Paris. De là ce renchérissement des petites locations par l'augmentation foudroyante de la population ouvrière. Il arriva bientôt que ces locations devinrent insuffisantes dans l'ancien Paris ; alors nos classes laborieuses, enjambant le mur d'octroi, se portèrent en grand nombre dans l'ancienne banlieue, principalement à Belleville, à Ménilmontant, à Charonne, aux Ternes, à Montrouge, Vaugirard et Grenelle.

Qu'a fait l'administration municipale?

Elle a frappé tout à coup des taxes d'octroi de Paris des communes qui n'étaient pas le moins du monde parisiennes et n'avaient participé en rien aux améliorations de la ville. Ainsi, d'un côté, en moins de douze années, dans les quartiers riches ou commerçants de l'intérieur, la propriété avait vu doubler ses revenus, tandis que de l'autre, dans la zone annexée si brutalement, la population ouvrière, qui s'y était forcément agglomérée, subissait, par le fait de l'octroi de Paris, un impôt de plus de 20 p. 100 sur le prix des denrées de première nécessité. Était-ce faire acte d'administration sagement distributive que de mettre sur le même pied, par l'impôt si lourd de l'octroi, une ville dans laquelle on venait de dépenser plus d'un milliard et des communes qui n'avaient reçu aucune espèce d'améliorations ? Ainsi l'on avait forcé les ouvriers en grand nombre à deux déplacements en quelques années ; on les avait obligés à venir habiter des localités éloignées de leurs travaux. Cette zone immense était privée d'établissements indispensables ; ses rues, pour la plupart mal éclairées, manquaient de pavage, et c'était une Sibérie pareille, à laquelle on n'avait rien accordé, qu'on frappait instantanément de l'octroi à Paris.

IV

Maintenant, sait-on ce qui doit arriver dans un avenir qui n'est pas éloigné ? Les grandes agglomérations ouvrières tendent à se constituer toutes dans l'ancienne banlieue, devenue pari sienne à son grand déplaisir jusqu'ici; ces agglomérations deviendront de jour en jour plus considérables. Partant de cette vérité, posons cette question à nos édiles : quels sont les éléments dont se compose le chapitre des recettes ordinaires de la Ville de Paris ? Le plus précieux, le plus lucratif, la moelle de son budget, c'est l'octroi. De quelle manière s'alimente l'octroi ? Par la perception de taxes abondantes sur les objets de premières nécessité, surtout sur les denrées indispensables à la vie de l'homme. Or, quels sont ceux qui consomment davantage ? Évidemment ceux qui travaillent le plus durement, c'est-à-dire les ouvriers. Eh bien! lorsque les classes laborieuses auront constitué dans la zone annexée une grande majorité, votre administration municipale aboutira fatalement à cette iniquité : par le fait de l'octroi de Paris les pauvres payeront proportionnellement plus que les riches.



V

Cependant nous avons toujours été et nous sommes encore l'un des partisans les plus chaleureux des grands travaux dans Paris, mais leur exécution devait être sage et mesurée, pour éviter ces interruptions fâcheuses dont souffrent maintenant nos quartiers excentriques dont les chantiers sont déserts depuis plus de six mois. Oui, le dégagement du centre de Paris devait être considéré comme une de ces oeuvres saintement humaines qui profitent au souverain et qui plaisent à Dieu. Mais il fallait, en présence de l'annexion, ajourner les opérations luxueuses jusqu'à l'assimilation complète de l'ancienne banlieue à la Ville de Paris. L'édilité parisienne ne devait pas dépenser des millions par centaines, soit pour improviser au nouvel Opéra des abords si mal compris, ou pour créer, à l'ouest de Paris, ces nombreuses avenues, ces boulevards, presque tous inutiles, si ce n'est à la spéculation.

Elle ne devait pas, d'un côté, se faire entrepreneuse malhabile de théâtres, tandis que, de l'autre, elle abandonnait l'établissement de marchés à une compagnie financière. Elle ne devait pas tant dépenser en super-futilités dans les quartiers riches, pour se trouver ensuite dans l'impossibilité de donner le nécessaire aux quartiers pauvres. Elle ne devait pas enfin jeter par terre des hôtels splendides des rues de la Paix, Louis-le-Grand, et du boulevard des Capucines, parmi lesquels huit seulement ont coûté plus de 17 millions, pour ordonner quelques jours après la suspension des travaux dans le 20e arrondissement et dans toute la zone annexée. En effet, à l'heure où nous écrivons, et depuis plus de six mois, il n'y a pas un seul ouvrier dans les chantiers de la mairie, pas plus que dans le périmètre de l'hôpital de Ménilmontant.

Réunir à la Ville de Paris, à celte Cité Reine comme on l'appelle, des localités si délaissées, d'un aspect si triste et si misérable, c'était coudre des haillons sur sa robe de pourpre.


XI

Mais quittons le marché Saint-Honoré pour gagner le boulevard des Italiens. Là, de brillants équipages sillonnent la voie ; de splendides magasins étalent tout ce que les arts et l'industrie peuvent enfanter de merveilles. Paris, en cet endroit, semble respirer tout l'air de richesse et de plaisirs. Cette ligne des boulevards intérieurs ne forme pas seulement la plus belle voie de l'Europe, elle constitue surtout la promenade la plus variée, la plus amusante du monde. Nos édiles modernes ont beau percer de nouvelles avenues bordées de riches maisons, d'hôtels magnifiques, toutes ces créations, qui peuvent avoir leur raison de grandeur, ne sauraient exercer sur les étrangers et les riches cette attraction irrésistible qui les conduit, les pousse et les ramène toujours et quand même sur ces anciens boulevards dont, le génie de Louis XIV avait pressenti les merveilleuses destinées.



Caillebotte | Paris

Mais si vous avez la généreuse ambition de faire de la bonne et honnête administration, quittez brusquement ce Paris luxueux, éblouissant, pour vous transporter à l'instant vers une de ces ruches ouvrières qu'on voit çà et là dans nos quartiers excentriques. La scène change alors. On vient d'ouvrir les bouches sous trottoirs. C'est une invention moderne et fatalement homicide. De pauvres femmes sont en train de disputer aux ruisseaux l'eau qui ne monte pas mais qui glisse sur la voie. L'impôt qui frappe le vin d'Argenteuil comme le malvoisie, l'impôt exonère-t-il l'eau dont la misère ne peut se passer? Cette eau municipale coule pour laver le ruisseau, non pour étancher la soif du pauvre, S'il la veut fraîche et limpide, qu'il la paye; s'il n'a pas d'argent, qu'il la boive croupie.

Dans ce 20e arrondissement où sont installés les magnifiques réservoirs de la Dhuys renfermant des eaux dérobées à la Champagne moyennant 20 millions de dépenses, dans ce 20e arrondissement qui compte 500 pauvres contre un riche, la femme de l'ouvrier paye 2 sous la voie d'eau, qui ne suffit pas les jours où la bonne ménagère doit laver le linge de la famille. Dans ces localités si tristement délaissées, le porteur d'eau prélève 40 francs par an sur chaque ménage d'ouvriers. Continuons de poser nos jalons pour les discussions administratives qui vont suivre, et dont l'intérêt grandira. Voici un ouvrier, un maçon. Il habite Ménilmontant, et travaille à la construction d'un hôtel dans le 16e arrondissement, à Passy. Avant de se mettre à l'ouvrage, il a deux heures de marche à subir. S'il veut être à six heures du matin à son Intiment, il faut se lovera quatre; il y arrivera, mais fatigué. Après douze heures de travail à la chaleur, à la poussière pendant l'été, à la pluie, à la neige durant l'hiver, sa tache est remplie. Mais il faut revenir à Ménilmontant, et le retour est plus pénible encore que le départ. La voie de fer qui rayonne autour de Paris eût été pour lui une précieuse ressource; impossible de s'en servir, Il lui faudrait prélever sur son salaire 14 sous, ce serait en quelque sorte rogner le pain de ses enfants. D'ailleurs, le chemin de ceinture est fait pour transporter des colis d'une gare à l'autre dans l'intérêt des compagnies, et non pour l'avantage et la commodité des ouvriers. Parfois l'ouvrier pourrait se payer le luxe d'une impériale d'omnibus; impossible, l'ouvrier part à six heures du matin, et l'omnibus ne commence de s'ébranler qu'à sept heures et demie. Le soir il n'y a pas de places.

Le centre du 20e arrondissement, tout l'ancien Ménilmontant est privé d'omnibus. Il s'arrête à la limite du 11e, devait l'emplacement occupe par l'ancienne barrière. Comme nous réclamions avec trop d'insistance dans la Revue municipale la continuation de la ligne jusqu'à Ménilmontant, un des chefs de cette administration vint nous trouver et nous dit :

Vous n'y pensez pas, une pareille montée. Et nos chevaux ?

Et nos ouvriers ? fut notre réponse. Dans cette lutte, les bêtes ont eu le dessus, et Ménilmontant n'a pas d'omnibus, les heureux de ce monde diront peut-être, l'écrivain a broyé du noir. Les ouvriers du 20e arrondissement répondront : l'écrivain a frappé une médaille administrative au millésime de 1869.

XII

Si nos lecteurs veulent suivre utilement les discussions auxquelles nous allons nous livrer, qu'ils prennent deux plans de Paris : l'un de 1850, par exemple, l'autre de 1869. Ils pourront se rendre un compte parfaitement exact de l'inégale répartition des grands travaux de voirie entre les quartiers de l'ouest et ceux de la partie opposée. Loin de nous la pensée de regretter cette expansion de la fortune vers le quartier des Champs-Elysées et le bois de Boulogne. Le commerce et l'industrie ne sauraient envahir ce quartier luxueux ; que les grandes existences y savourent le miel de la ruche parisienne sans être troublées par le bourdonnement des abeilles.

Mais ce que nous critiquons, c'est une administration qui sème dans ce sol privilégié plus de pièces d'or de 20 fr. que de gros sous dans les quartiers pauvres, à l'est de Paris, et sur une superficie semblable. Dans le but d'excuser l'accumulation considérable des grands travaux à l'ouest de Paris, en négligeant les quartiers de l'est qui manquent du nécessaire, M. le Préfet de la Seine prétend qu'il avait dû les entreprendre d'urgence, pour éviter qu'ils ne devinssent plus coûteux en attendant quelques années encore.
Il est certain, au contraire, que cette accumulation de travaux ici, là, partout, à l'ouest de Paris, a produit une hausse énorme et subite dans le prix de tous les terrains, au profit exclusif de ces quartiers privilégiés. Exemples : La Compagnie Constantin a payé, en 1823, lors de la formation du quartier François Ier, les terrains à raison de 20 fr. le mètre, En 1853, ils valaient 60, aujourd'hui 300 fr. Le quartier de Chaillot, sillonné en tous sens d'avenues et de boulevards, dont l'exécution très coûteuse pouvait se faire attendre, le quartier de Chaillot renfermait de vastes terrains dont la valeur, en 1845, ne dépassait guère 25 francs le mètre; aujourd'hui il faut parler de 130,150 fr.: quant à ceux en bordure des grandes voies tout récemment improvisées, leur prix est de 200 francs le mètre.


Paris | Percement de la rue Soufflot

M. Emile de Girardin, l'éminent polémiste et l'admirateur passionné du Préfet de la Seine, sait-il combien valait en 1750 le terrain sur lequel s'élève son hôtel princier de la rue Pauquet-de-Villejust, tout près de l'Arc de Triomphe de l'Étoile? 60 centimes la toise, il y a seize ans, 20 francs, aujourd'hui 200. Si Mr de Girardin quittait les splendeurs de son riche quartier pour aller étudier comme nous l'étudions tout le territoire à l'est de Paris, il y rencontrerait de ces contrastes frappants, ces inégalités choquantes qui refroidiraient son admiration enthousiaste.

C'était une grande et généreuse pensée que lui donnait à traduire le souverain par la transformation du centre de Paris. En effet, depuis des siècles, le centre de cette ville était sillonné de ruelles étroites et malsaines ; toute une population d'artisans et d'ouvriers naissait, souffrait, mourait sans sortir d'une atmosphère putride. C'était faire acte d'humanité que de mettre un terme à cet entassement de chair humaine, de complicité permanente avec toutes les épidémies, fauchant de préférence nos classes laborieuses.

Mais en les forçant de quitter le centre de Paris, où le prix des locations cessait d'être accessible à nos ouvriers, l'humanité commandait de leur accorder de justes compensations. Il fallait, en même temps qu'on élargissait les voies de l'intérieur de Paris, qu'on faisait le vide par de grandes trouées, improviser aux extrémités de la ville de modestes et nombreuses constructions en rapport avec cette formidable émigration.

Il fallait, dès le jour où cette grande mesure de l'extension des limites de Paris était arrêtée en principe, s'abstenir de toute opération luxueuse dans les quartiers riches ou aisés, en vue d'économiser les ressources de la ville pour donner le strict nécessaire aux quartiers pauvres. Loin de là, les travaux de luxe ont été continués, poursuivis avec une activité plus fiévreuse encore ; des avenues, des boulevards sans nombre ont été créés, improvisés, surtout à l'ouest de la ville, au moment où nos classes laborieuses étaient repoussées au loin.


Maintenant quelle est la cause de cette augmentation foudroyante dans le sens surtout des classes pauvres?

  • Mais, répond le Préfet, c'est l'achèvement des voies de fer, qui toutes rayonnent sur Paris, qui est la cause réelle de celte émigration.

Sans doute, ces voies sont des facilités données à l'émigration de la province pauvre au préjudice des ouvriers parisiens, mais non l'attraction elle-même qui n'est irrésistible que sur les étrangers et les riches.

Sans doute les classes laborieuses de la province se font aussi de Paris un Eldorado. Mais les voyages d'agrément ne sont permis qu'à ceux qui ont de l'argent. Les artisans provinciaux et les cultivateurs fondent sur la Capitale parce qu'ils ont la pensée d'y travailler moins durement, d'y vivre plus agréablement en gagnant davantage. Enfin, après les avoir ainsi amorcés, par des entreprises immenses, alors qu'ils ont augmenté l'agglomération parisienne de plus de 400,000 habitants, vous ordonnez la cessation des travaux, faute d'argent, dans la plupart des chantiers établis dans la zone annexée, et cela, on se le rappelle, la veille des élections.Ce n'était pas, selon nous, faire de la grande administration en vue de l'autorité souveraine et dans l'intérêt des classes pauvres de Paris.

Nous terminons ce chapitre en disant : Si nos édiles avaient eu la sagesse, dès l'extension des limites de Paris, de s'abstenir, dans les quartiers riches, de toute opération n'ayant pas un caractère d'urgence, il eût été facile de consacrer 300 millions de plus à la zone annexée, afin de l'assimiler à l'ancienne ville , au moins au point de vue du strict nécessaire.


XV

Il serait bien à désirer que l'administration mît un terme à la progression des cités, cours, villas et passages particuliers, qu'on bâtit principalement dans nos quartiers excentriques composés de l'ancienne banlieue, en dehors de l'action municipale et constamment au mépris des principes de l'hygiène et do la salubrité. Tandis qu'on dépense en seize années des sommes considérables pour faire pénétrer l'air et la lumière dans le vieux Paris, en ouvrant de larges boulevards, de spacieuses avenues, on voit se former aux extrémités de la ville des groupes de maisons étroites et malsaines dans lesquelles une détestable spéculation entasse nos ouvriers. Le remède doit être prompt, énergique.

Examinons la législation en matière de voirie. Pour obtenir la permission d'ouvrir une rue ou boulevard quelconque, il faut au préalable se soumettre à certaines prescriptions imposées au nom de l'intérêt général, soit en ce qui concerne la largeur de la voie, soit pour celui qui a rapport à la hauteur des constructions riveraines, ou bien aux premier frais de pavage, d'éclairage, etc. Lorsque le détenteur des terrains sur lesquels la voie doit passer a satisfait aux justes conditions prescrites par l'administration municipale , la rue ou le boulevard en question est reconnu voie publique, c'est-à-dire mis à l'entretien de la ville. Mais si le propriétaire de ces mêmes terrains pense que sa spéculation serait plus lucrative en n'ouvrant qu'un passage particulier, une simple cité de trois à quatre mètres de largeur, il peut poursuivre son opération véreuse et sans aucun empêchement. Il se contente d'exécuter les règlements de voirie, simplement en ce qui concerne l'entrée de son passage ou de sa villa sur la voie publique. Après cela, dans l'intérieur, il a ses coudées franches ; il construit à sa guise et loue selon son bon plaisir.

La loi du 13 avril 1850 sur les logements insalubres permet bien à l'administration municipale, il est vrai, une généreuse intervention à l'effet de s'assurer si l'habitation de l'ouvrier est saine et convenable. Mais lorsque cette habitation fait partie d'un passage particulier trop étroit pour que l'air puisse y circuler librement et le soleil y faire pénétrer ses rayons bienfaisants, nous demandons si cette loi peut exercer une action complète d'assainissement ? Elle adoucit le mal, mais sans le détruire.

Armée du décret du 26 mars 1852, l'administration municipale, quand elle le juge indispensable, peut exproprier l'îlot de cahutes composant ce même passage malsain, cette cité homicide ; mais l'abus détruit, fauché dans un endroit, va reparaître bientôt à côté plus nuisible, plus cruel, plus insolent encore. Avec le produit de l'expropriation, avec son indemnité productive, le spéculateur construit toujours avec le même sans-façon un nouveau passage encore plus meurtrier. Il faudrait, selon nous, que la législation exerçât non-seulement un pouvoir répressif, mais encore et surtout une action préventive.


Le droit de propriété est un droit sacré, sans doute ; mais tout droit qui s'exerce implique un devoir à remplir. Qu'un propriétaire fasse de son terrain ce que bon lui semble ; qu'il construise dessus, mais dans l'intérieur, une cabane à lapins ; qu'il s'y loge et s'y asphyxie faute d'air, — c'est son affaire. Mais que dans l'intérêt d'une spéculation, pour faire suer à de pauvres locataires le plus d'argent possible, il leur rogne l'espace et trafique de la lumière, ce n'est pas là, selon nous, l'exercice, mais l'abus d'un droit que notre conscience ne saurait admettre comme légitime. Dès qu'un propriétaire tire parti de sa maison, il fait un commerce de ses locations, or l'autorité municipale devrait exiger que ce commerce fût honnête.

Comment ! d'un côté vous punissez un marchand qui trompe sur le poids, qui triche sur l'aunage ou la qualité de la marchandise qu'il annonce, et vous ajoutez avec raison la prison, en cas de récidive ; tandis que, d'un autre côté, vous laissez un propriétaire louer librement à l'ouvrier une chambre malsaine, parce qu'elle s'ouvre sur un passage trop étroit pour que l'air y circule librement. Ce dernier ne fraude-t-il pas sur ses locations d'une façon aussi coupable que le premier sur ses marchandises ? Alors pourquoi la répression infligée au marchand et l'impunité en faveur du propriétaire quand cette impunité s'érige en un prétendu droit d'homicide ? Ne laissons pas plus longtemps nos classes laborieuses s'étioler dans ces bouges qui sont la honte de Paris et de la civilisation. Nos édiles ont dépensé près d'un milliard pour assainir l'ancien Paris. S'ils laissent impunément augmenter le nombre déjà trop considérable, dans l'ancienne banlieue, de ces voies hermaphrodites, dans un demi-siècle leurs successeurs ne parviendront pas à réparer leur indifférence au prix de deux milliards.

XVIII

Les immenses travaux exécutés dans l'intérieur de la ville avaient refoulé, comme nous l'avons dit, nos ouvriers d'abord dans les quartiers excentriques de l'ancien Paris, ensuite dans les communes surburbaines, lorsque le vase trop plein déborda. La raison, on la connaît : parce que les constructions nouvelles ne renfermaient plus de petits logements dont les prix fussent accessibles à nos classes laborieuses. Les émigrants ne se composèrent pas uniquement d'ouvriers en quête de modestes locations ; la classe des petits rentiers tout entière fut condamnée à un déplacement instantané.

La seconde émigration, qui se portait dans l'ancienne banlieue, présentait pour les uns comme en faveur des autres d'intéressantes compensations. En effet, si les ouvriers étaient éloignés de leurs travaux, l'air était plus pur dans les Communes suburbaines et la vie plus facile parce que nos artisans étaient exonérés des taxes d'octroi de Paris. Les petits rentiers, en se réfugiant dans ces localités, échappaient à la double cherté calamiteuse des denrées et des petites locations, impossibles à subir dans l'intérieur de la grande ville.

Tout à coup l'octroi de Paris, comme une trombe, vint bouleverser les uns et les autres, les petits rentiers plus cruellement encore ; le tourbillon les entraîna pour les rejeter au loin Ces petits rentiers vivant à Faise dans la banlieue avec 15 ou 1,800 francs de revenu, n'eurent plus le nécessaire dans cette zone si brutalement annexée. — De là ce grand malheur de leur expulsion définitive et complètes.

Mêlés aux ouvriers et aux artisans, ces petits rentiers leur offraient de précieux exemples d'une vie laborieuse et honnête presque toujours récompensée par une modeste aisance ; ils constituaient une école permanente de moralisation. C'étaient d'utiles intermédiaires entre ceux qui jouissent du superflu et ceux qui manquent parfois du nécessaire; ils tempéraient les convoitises et calmaient les passions qui fermentent dans le coeur de ceux qui souffrent.

Les taxes d'octroi de Paris ont chassé ces précieux auxiliaires, et Dieu veuille qu'on n'ait pas un jour à s'en repentir. Lorsque nous interprétons les souffrances de nos quartiers excentriques, lorsque nous constatons le manque d'améliorations suffisantes, la cherté des loyers, l'élévation du prix des denrées, la privation absolue des moyens de locomotion, l'on nous répond avec le plus gracieux sourire avec une charmante désinvolture : « L'augmentation des salaires offre aux ouvriers une ample compensation ; ils n'ont plus droit de se plaindre.»

On va voir quelle est la valeur de cette prétendue compensation. Cette question des salaires est la plus grave de toutes les questions; aussi l'avons-nous creusée pendant de longues années. Sans doute il y a un quart de siècle le prix de la journée des ouvriers était inférieur à la rémunération actuelle. Mais comme les chômages se prolongent maintenant beaucoup plus qu'autrefois, le gain d'aujourd'hui n'est pas en réalité supérieur, tandis que les denrées de première nécessité ont augmenté d'un tiers, et que le prix des petites locations a doublé. Cette situation est la conséquence de l'augmentation excessive de la population ouvrière de Paris par le fait de l'envahissement de la Capitale par les classes pauvre de la province. Tous les délégués des différents corps de métiers que nous avons consultés sont d'accord sur le fait suivant : Si l'on tient compte des chômages, des dimanches et des grandes fêtes, salaire des ouvriers à Paris ne dépasse pas communément quatre francs par jour. Si les ouvriers ne gagnent pas communément plus de 4 francs par jour, la vérité est que l'ouvrière ne retire pas d'ordinaire plus de 20 sous de son travail. L'ouvrière mariée peut encore lutter, parce qu'elle possède un soutien, et que la vie à deux est moins difficile. Mais l'ouvrière sans mari, seule, ne pouvant ni se nourrir ni se vêtir convenablement avec ses 20 sous, l'ouvrière souffre, s'étiole ou se vend. Alors de la femme plus rien ; la beauté une amorce et le coeur un masque.

Pour rendre plus expressives ces explications, nous leur conservons l'intimité de la conversation, la forme du dialogue, en donnant à l'ouvrier le nom de l'état qu'il exerce ; à la femme, le titre de ménagère qu'elle mérite si bien ; à nous, celui d'écrivain, que nous saurons porter dignement. Cela dit, commençons.


Charles Nègre | Les ramoneurs | 1852

L'ÉCRIVAIN : Voyons, vous vous plaignez de l'administration municipale ; expliquez-vous, en quoi et comment vous a-t-elle porté préjudice ?

LA MÉNAGÈRE : Avant 1848, nous demeurions dans l'impasse Saint-Faron, près de l'Hôtel de Ville, au cinquième étage d'une ancienne maison. Notre réduit consistait en deux chambres et un petit cabinet servant de cuisine, le tout au prix de 110 fr. par an. Nous venions de nous marier. En 1849, on nous signifia congé ; on allait continuer la rue de Rivoli. Ce premier déplacement ne s'opéra pas sans regrets.

L'ÉCRIVAIN : La continuation de cette voie, qui a supprimé 22 ruelles privées d'air et de lumière, m'a toujours paru précieuse d'utilité publique, surtout au point de vue de nos classes laborieuses. Il y avait là au centre de Paris un entassement de population qui naissait, souffrait, mourait sans sortir d'une atmosphère putride. Ces ruelles étaiient de complicité permanente avec les épidémies, fauchant de préférence les ouvriers et les artisans de Paris. La rue de Rivoli, dans cette partie notamment, devenait un précieux ventilateur.

LA MÉNAGÈRE : Loin de moi la pensée de chercher à diminuer l'action bienfaisante de cette voie ! ce que j'entends constater, c'est le préjudice que nous a causé ce premier déplacement. Vous allez le comprendre. Nous étions dans le voisinage des Halles centrales, et j'avais l'habitude d'aller chaque matin faire nos petites provisions au moment où la cloche avertissait que la vente allait cesser. Aussi, les marchandes pressées, au lieu de remporter leurs denrées, aimaient mieux les vendre à prix réduits, et j'en profitais. Puis, à côté de la maison se trouvait une borne-fontaine, et j'étais au premier rang lorsqu'on l'ouvrait; de cette façon j'avais l'eau nécessaire.

L'ÉCRIVAIN : Sans aucun doute, le voisinage des grandes Halles vous était favorable, sous le rapport de la vie à bon marché.

LA MÉNAGÈRE : Forcé par l'expropriation de quitter l'impasse Saint-Faron, mon mari voulut aller habiter la rue de Ménilmontant, qu'on appelle aujourd'hui rue Oberkampf. Mais notre intention était de n'y loger que provisoirement pour retourner dans notre ancien quartier. Je m'y rendis effectivement en 1852 ; mais le prix des petites locations avait doublé dans les anciennes rues, et dans les voies nouvelles, pas moyen d'y songer; d'ailleurs chaque portier, devenu concierge, répondait invariablement : « Le propriétaire ne veut plus d'ouvriers. »

L'ÉCRIVAIN : Ce refus s'explique. Sur des terrains chèrement payés par l'expropriation, il fallait nécessairement construire des maisons importantes ; il était donc impossible d'y établir des logements à usage d'ouvriers. Quant aux maisons qui restaient dans les anciennes rues de ce quartier, le prix des petites locations avait doublé, comme vous le dites, parce qu'il avait fallu jeter par terre trois ou quatre cahutes, afin de se procurer l'emplacement suffisant pour construire en bordure de la nouvelle voie une maison convenable. Le seul reproche à faire à l'administration en cette circonstance est celui-ci : En faisant le vide dans le centre de Paris pour le transformer, il fallait à tout prix improviser de modestes maisons dans nos quartiers excentriques, afin que les émigrants vinssent s'y réfugier en grand nombre sans subir d'augmentations locatives. L'administration ne s'en est guère préoccupée — c'est là son tort.

LA MÉNAGÈRE : Nous voilà donc forcés de rester dans la rue de Ménilmontant. Mais au lieu de 110 francs de loyer, il me fallut payer 160, puis 180, enfin 200 francs, Plus de borne-fontaine dans le voisinage, et le marché Popincourt ne valait pas pour nous les Halles centrales. Aussi en 1857 notre budget se trouvait en déficit. Le mal empirait de jour en jour. Au commencement de l'année 1858, je dis à mon mari : Pourquoi rester dans Paris, où les petits Jugements augmentent sans cesse, où les denrées sont de plus en plus chères ? Si nous dépassions la barrière, nous pourrions diminuer nos frais de location et de nourriture. Maintenant que nous avons un enfant, il faut nous restreindre pour lui donner le nécessaire. Mon mari a consenti. Quelques jours après, toute la petite famille était installée dans la rue de l'Ermitage, à Belleville. Nous étions en bon air ; notre logement, composé de trois pièces, nous suffisait, et grandement. Les objets de première nécessité se trouvaient à meilleur compte que dans l'intérieur de Paris ; mon fils poussait comme un champignon et faisait plaisir à voir. Mon mari, il est vrai, avait une course plus longue à faire pour se rendre à son travail et revenir le soir au logis, mais il chantait tout le long du chemin en songeant au bien-être de sa petite famille. Non-seulement notre déficit avait été comblé, mais encore, à la fin de l'année 1859, j'avais économisé cent quatre-vingts francs. Telle était notre situation, lorsque l'extension des limites de Paris est venue nous bouleverser et remplacer l'aisance par la gène. Notre location d'abord s'est augmentée d'un quart ; absence complète de bornes-fontaines ; l'eau me coûte 40 francs par an. Le vin, que nous étions parvenus à faire venir à la pièce, et qui nous arrivait du Midi, le vin nous coûtait, avec les frais de transport, 85 francs pour 280 bouteilles environ, c'est-à-dire un peu plus de 6 sous la bouteille. Aujourd'hui, depuis l'annexion, cette même pièce de vin me revient à 145 fr; c'est trop cher, je m'en passe. La viande, le charbon, le bois, l'huile, exonérés autrefois de l'octroi de Paris, sont devenus beaucoup plus chers depuis 1860, et cela d'au moins 20 pour 100. En fin décompte, autrefois, avant l'extension des limites de Paris, vivant à l'aise dans l'ancienne banlieue, nous placions encore un peu d'argent à la caisse d'épargne; aujourd'hui et depuis 1860 que nous sommes dans Paris, nous subissons constamment la gêne, et trop souvent nous engageons nos effets au mont-de-piété. Maintenant,c'est à mon mari à vous faire connaître les causes qui ont produit cette situation fâcheuse qui est commune à la presque totalité des ouvriers parisiens.

L'ÉCRIVAIN : Creusons principalement la question du salaire. — J'écoute votre mari maintenant.

LE TOURNEUR : Lorsque je me suis marié en 1847, les ouvriers tourneurs en bois gagnaient d'ordinaire 4 francs par jour ; aujourd'hui on nous donne de 5 à 6 francs, cela dépend du plus ou moins d'habileté. Cependant autrefois nous étions dans l'aisance, tandis que maintenant nous sommes gênés ; pourquoi? Parce que, le nombre des bras, excédant de beaucoup la somme de travail, nous avons à subir des chômages prolongés. Dans l'ébénisterie proprement dite, par exemple, les ouvriers allemands viennent faire aux ouvriers parisiens une concurrence des plus redoutables. Une fois à Paris, ils y restent toujours et quand même. Comme ils n'ont pas de famille, ils s'engagent à prix réduits. Voilà comment, tout en ayant des journées de travail mieux rétribuées que par le passé, notre gain annuel devient inférieur au gain d'il y a vingt ans.

L'ÉCRIVAIN : Quelle est, selon vous, la cause de cette concurrence désordonnée toujours au détriment des ouvriers parisiens ?

LE TOURNEUR : Les provinciaux et les étrangers entendent tambouriner : On dépense dans Paris les millions par centaines ; naturellement ils se disent : Paris est une ville de ressources, et ils partent. L'industrie et le commerce rémunéraient convenablement les ouvriers parisiens, mais comme il leur faut partager avec ces provinciaux et ces étrangers, les salaires diminuent au détriment des premiers surtout, qui supportent des charges dont les autres s'affranchissent.

L'ÉCRIVAIN : Vous venez de parler dé l'ébênisterie : les grands travaux dans Paris ont dû lui profiter singulièrement. Quand une maison est bâtie, naturellement il faut la meubler.


LE TOURNEUR : Sans doute. Mais lorsque le nombre des ouvriers ébénistes dépasse encore de beaucoup la somme des besoins; les commandes ont beau progresser, elles sont toujours insuffisantes. Rendons cette vérité bien expressive : quelle était l'industrie la plus favorisée par l'exécution des grand travaux dans Paris? Evidemment l'industrie du bâtiment ! Eh bien par le fait de l'exagération de ces grands travaux, l'administration municipale, faute de ressources, a suspendu forcément l'exécution de toutes ses entreprises. Qu'en est-il résulté? L'industrie du bâtiment ne se trouve plus alimentée maintenant que par des constructions particulières ; aussi cette industrie-mère commence à jeûner. Si cette suspension des travaux continue, croyez-vous que les maçons, les charpentiers, les couvreurs, les terrassiers provinciaux s'en retourneront bènévolement dans leur pays? Paris est une ville qu'on ne quitte pas, tant elle a de charme pour le pauvre comme pour le riche. Cet excédant provincial se fera parisien quand même avec ou sans besogne.

L'ÉCRIVAIN. — Mais enfin que fallait-il faire selon vous ?

LE TOURNEUR.— Une chose bien simple : Entreprendre dans Paris des travaux modérés pour assurer leur permanence, assainir le centre de la ville, mais en suivant avec intérêt l'émigration des ouvriers et des artisans, que cette transformation devait forcément refouler aux extrémités ; leur procurer dans les quartiers excentriques l'équivalent des avantages dont ils jouissaient dans les quartiers de l'intérieur ; ne les frapper des taxes d'octroi de Paris que le jour où leur assimilation avec l'ancienne ville eût été complète sous le rapport du nécessaire; suspendre enfin les travaux de luxe dans le Paris riche pour ne s'occuper que de travaux utiles dans le Paris pauvre. Voilà ce qui était juste et rationnel, voilà ce qu'on n'a pas fait. Le Préfet de la Seine ne possède aucun trait de ressemblance avec les Parisiens. Il lui manque les allures d'un gentilhomme et il ne sait pas se faire peuple. Vous avez vu comme il le traite et entendu comme il lui parle ; aussi est-il profondément antipathique aux ouvriers et aux artisans de Paris. Cette réprobation presque unanime déteint sur l'autorité dont il est une de ces erreurs, un de ces points noirs qui s'épaississant de jour en jour, deviennent nuages et recèlent la foudre.

***

XXe arrondissement—Mairie de Ménilmontant.
HIVER 1868-1869.

Le maire, les adjoints et les administrateurs
du bureau de bienfaisance.

A MM. les habitants de Paris.

A l'approche de l'hiver, nous venons adresser un nouvel appel à votre charité. Le 20° arrondissement, formé de Mènilmontant, de Charonne et de la partie la plus malheureuse de Belleville, se trouve être aujourd'hui,
par l'augmentation toujours croissante de sa population indigente et son manque absolu de ressources intérieures, un des plus pauvres de Paris.

Nos ménages inscrits, qui, il y a quatre ans, étaient au nombre de 2,000, ont doublé maintenant et représentent 12,000 individus secourus ; de plus, les malades soignés par notre bureau depuis le 1" janvier de celte année jusqu'à ce jour ont atteint le chiffre de 6,000, sans compter 1,200 accouchements opérés par nos sages femmes.

C'est donc avec confiance que nous nous adressons à vous. Votre offrande, quelle qu'elle soit, sera accueillie avec reconnaissance, et grâce à votre concours nous pourrons soulager d'une manière plus efficace les misères plus nombreuses qui nous entourent et qui grandissent encore
avec la saison rigoureuse.

Agréez, etc..,.

Morel Fatio, maire, président ; Iléret et Le Blévec, adjoints-présidents ; Milan, administrateur, vice-président.
***

PARIS | Quartier Ménilmontant en 1958






NOTES

[1] Les événements de 1814 et 1815 avaient démontré la nécessité de fortifier la capitale. Une Commission de Défense du Territoire fut chargée « de présenter ses vues sur le meilleur système de défense ». Le 18 juillet 1820, elle conclut à la nécessité de mettre Paris en état de défense. Mais ce n’est qu’en 1840, suite au traité qui excluait la France de l’Union Européenne, qu’Adolphe Thiers, alors chef du gouvernement, voulant assurer Paris contre les éventualités d’une nouvelle invasion, fit déclarer d’utilité publique et d’urgence la construction de cette septième enceinte. Le traité fut signé le 15 juillet 1840.

Où allait-on établir cette fortification ? Le projet excluait toute idée de lui faire suivre les actuelles limites communales des Fermiers Généraux, c’était impossible au milieu des quartiers habités. Il fallait la repousser dans le département de la Seine, au-delà des communes limitrophes de Paris ; Auteuil, Passy, les Batignolles, Montmartre, La Chapelle, Charonne, Bercy, Vaugirard et Grenelle seront donc inclus dans la limite militaire et non dans la limite administrative.

L’enceinte recouvrait à peu près les boulevards des Maréchaux actuels, avec un glacis s’étendant jusqu’à l’emplacement du boulevard périphérique. Cette enceinte de 33 kilomètres était constituée de 94 bastions, 17 portes, 23 barrières, 8 passages de chemins de fer, 5 passages de rivières ou canaux et 8 poternes, formant un anneau non constructible de 300 m de large, l’ensemble doublé par 16 forts détachés. L’article 8 prévoyait en outre une zone « non aedificandi » (où il était interdit de bâtir) de 250 m en avant du fossé.







[2] Le roi Louis XVI fait ériger 57 barrières d'octroi autour de Paris (1785). En 1789, la sévérité accrue de cet octroi est l'une des causes de la Révolution quelques jours avant la prise de la Bastille les insurgés ont mis le feu aux barrières de l'octroi. L'Assemblée constituante les supprime le 20 janvier 1791. Le Directoire les rétablit le 18 octobre 1798. 

Cette fiscalité fit d'abord la fortune des entrepreneurs de guinguettes implantés au-delà des barrières car, non soumis aux droits d'octroi, ils pouvaient vendre le vin moins cher.

L’octroi, agissant aux 56 anciennes barrières du mur des Fermiers Généraux, est supprimé suite à un projet de loi adopté le 26 mai 1859 par la Chambre de Députés et rendu effectif le 1er janvier 1860. Il est reporté jusqu’au pied du glacis des fortifications de Thiers, la ceinture militaire se confondant ainsi avec la ceinture administrative et les portes d’entrées cumulant la fonction de postes d’octroi. Onze communes sont supprimées : Auteuil, Passy, Batignolles, Montmartre, La Chapelle, la Villette, Belleville, Charonne, Bercy, Vaugirard et Grenelle : six sont démembrées : Neuilly, le Pré Saint-Gervais, Saint-Mandé, Ivry, Gentilly, Montrouge, Issy ; sept autres ne perdent que de petites parcelles. Toutes ces agglomérations s’incorporent entre l’ancienne et la nouvelle enceinte et sont annexées à Paris.

La suppression des barrières de l'octroi a été promise à plusieurs reprises en 1815, 1847 (par Horace Émile Say économiste français de l'école libérale) et 1869. En 1897, une loi votée par les députés permet aux maires de supprimer l'octroi, mais sans compensation pour les municipalités qui ne renoncèrent pas à cette taxe.

Durant la Seconde Guerre mondiale, l'octroi accroissait encore plus les difficultés d'approvisionnement des denrées pour les Parisiens. Il fut supprimé définitivement par la loi n° 379 du 2 juillet 1943 portant suppression de l'octroi à la date du 1er août du gouvernement Pierre Laval.



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